La maltraitance sexuelle infantile : Antécédents d’adversité chez les agresseurs sexuels
Pour lutter contre les violences sexuelles faites aux enfants, il faut également comprendre d’où elles viennent. Des études ont donc été menées sur les agresseurs pour mieux cerner leur profil.
Les violences sexuelles faites aux enfants ont longtemps été ignorées par la société. Dans l’Antiquité, les abus sexuels d’esclaves — hommes ou femmes — et le fait que des enfants esclaves servent de courtisans étaient courants. Durant cette période, la guerre engendrait aussi l’esclavage et le viol de jeunes filles prépubères, parfois de moins de dix ans. De plus, la pédérastie — pratique homosexuelle entre un homme adulte et un jeune garçon — était courante dans la Grèce et la Rome antique. Elle se pratiquait entre un homme et un adolescent dans le cadre d’une relation maître-élève. Cette pratique vis-à-vis de jeunes garçons libres/citoyens soulevait déjà des questions à l’époque. Ainsi, à Rome, la pédérastie avec des garçons possédant la citoyenneté était en principe interdite. Le christianisme a plus tard condamné ces pratiques, mais davantage dans le but de combattre l’homosexualité que de protéger les enfants. La question du mariage et du concubinage à cette époque impliquait aussi des violences sexuelles. On estime qu’à l’époque, les filles se mariaient entre 15 et 19 et les garçons entre 20 et 30 ans. À Rome, l’âge légal du mariage était de 12 ans pour les filles, ce qui pouvait donc impliquer un rapport sexuel forcé avec un homme adulte.
Au Moyen-Âge et aux Temps Modernes, les violences sexuelles sur des enfants étaient rarement portées devant la justice et la spécificité de ces violences n’était pas mise en avant. On parlait ainsi de viol, d’abus, de sodomie ou de fornication. La pénétration n’était qualifiée de viol que s’il y avait eu éjaculation, ce qui était particulièrement difficile à prouver. Les poursuites judiciaires et l’issue des procès dépendaient aussi du statut social de la victime, de ses parents et de l’accusé. Les violences sexuelles incestueuses étaient pénalement poursuivies, mais encore une fois plus dans le but de lutter contre l’inceste que contre la maltraitance sexuelle des enfants. Aux Temps Modernes, la spécificité de ces violences sexuelles commença à être prise en compte. Le Westminster Rape Statute de 1576, en Angleterre, dispose ainsi que la pénétration vaginale d’une fille de moins de dix ans constitue un viol, y compris quand l’enfant a été en apparence consentante. Les violences sexuelles sur des enfants étaient très nombreuses durant ces époques. Par exemple, plus de la moitié des 306 cas de viol poursuivis à Londres, entre 1674 et 1800 concernait des filles de moins de quatorze ans. La majorité d’entre elles — 29% du total des cas — avaient même moins de dix ans. Par ailleurs, cet exemple montre que très peu de viols étaient révélés et poursuivis. À titre de comparaison, en France, il y a eu 1 417 plaintes pour viol en 1972 et 9 993 en 2005.
À l’époque contemporaine, l’émergence du mouvement pour la protection de l’enfance, la reconnaissance progressive des droits de l’enfant, l’influence de la médecine et de la sexologie et l’établissement de la catégorie de pédophilie contribuent à la reconnaissance de la maltraitance sexuelle infantile. Le mouvement pour la protection de l’enfance influença également la législation et la politique sociale. Des organisations de charité, comme la Société nationale pour la prévention des cruautés contre les enfants (National Society for the Prevention of Cruelty to Children), fondée en 1884, luttèrent pour protéger les enfants contre l’exploitation sexuelle, et dénonçèrent la prostitution d’enfants. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, les médias s’emparèrent du sujet. Ainsi, des procès et scandales de prostitution d’enfants attirèrent l’attention et les journaux s’intéressèrent à des crimes et violences sexuels qui ne suscitaient auparavant pas d’intérêt. Malgré ces avancées, les abus sexuels étaient souvent ignorés ou passés sous silence lorsqu’ils concernaient les classes sociales plus aisées. Les abus sexuels étaient alors désignés comme étant un phénomène spécifique aux classes défavorisées, qu’il s'agisse des agresseurs ou des victimes. De nos jours, on sait que ces violences peuvent toucher tous les milieux, comme le montre par exemple l’affaire du politologue Olivier Duhamel, qui avait abusé sexuellement de son beau-fils dans les années 1980. La fin de ces tabous et les révélations de pédocriminalité touchent également les religions. La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (CIASE) estime ainsi à 216 000 le nombre de mineurs ayant été victimes d’infractions sexuelles de la part de clercs, religieux ou religieuses catholiques entre 1950 et 2020. D’autres religions sont concernées, avec par exemple la condamnation en 2020 de Robert Spatz, lama belge du bouddhisme tibétain, pour abus sexuel sur mineurs. Malgré une prise de conscience progressive de la société, la pédocriminalité reste un problème grave et de nombreux enfants sont encore abusés sexuellement, comme le montre l’affaire des viols en streaming d’enfants contre rémunération par des internautes occidentaux.
Définir la maltraitance sexuelle infantile
Au cours de l’Histoire, la société a progressivement reconnu les droits des enfants, notamment avec la ratification de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) en 1989 par la quasi-totalité des pays du monde. En parallèle, la maltraitance sexuelle infantile a elle aussi été dénoncée. Ainsi, en 2006, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit les violences sexuelles faites aux enfants dans son Guide sur la prévention de la maltraitance des enfants : “On entend par violence sexuelle la participation d’un enfant à une activité sexuelle qu’il n’est pas pleinement en mesure de comprendre, à laquelle il ne peut consentir en connaissance de cause ou pour laquelle il n’est pas préparé du point de vue de son développement, ou encore qui viole les lois ou les tabous sociaux de la société. Les enfants peuvent être à la fois victimes de violence sexuelle exercée par des adultes et par d’autres enfants qui — du fait de leur âge ou de leur stade de développement — ont un lien de responsabilité, de confiance ou de pouvoir avec la victime.”. Le même organisme a également mené des études selon lesquelles environ 20% des femmes et 5 à 10% des hommes dans le monde entier déclarent avoir déjà été victimes de maltraitance sexuelle durant leur enfance. En 2014, l’UNICEF estime également que “120 millions de filles de moins de 20 ans (environ 1 sur 10) ont subi des rapports sexuels forcés ou d’autres actes sexuels forcés” dans le monde. Par ailleurs, on remarque que les filles sont plus exposées à la violence sexuelle que les garçons, alors que ces derniers sont plus exposés à des punitions physiques sévères.
Une autre question liée à la maltraitance sexuelle infantile est celle du mariage forcé. Malgré les normes internationales protégeant les droits des enfants, cette pratique reste répandue. Dans certains pays, un accord parental permet le mariage de l’enfant; dans d’autres, la loi est contournée en n’officialisant pas l’union. Selon un rapport de l’UNICEF de 2021, “650 millions de filles et de femmes aujourd’hui en vie ont été mariées avant l’âge de 18 ans. Ceci représente 1 jeune femme sur 5 dans le monde. [...] Pour les garçons, 1 garçon sur 25 est marié avant l’âge de 18 ans. Les unions avant 15 ans sont quasiment inexistantes. [...] En Afrique subsaharienne, 34% de femmes sont mariées avant 18 ans. Cette proportion dépasse 50% dans plusieurs pays de cette région du monde.”. Le mariage forcé reste donc un problème majeur car il institutionnalise et permet la violence sexuelle sur des enfants. En effet, dans la plupart des cultures, un mariage doit être consommé pour être acté, ce qui implique donc un rapport sexuel non consenti pour l’enfant qui est marié à un adulte.
Il existe plusieurs formes de maltraitance sexuelle: la fondation d’utilité publique Action Enfance répertorie ainsi l’agression sexuelle (attouchements, viol, etc.), l’inceste (acte sexuel sur un membre de sa famille), l’exhibition sexuelle, le harcélement sexuel et l’exploitation/accès à de la pédopornographie. Plusieurs signes chez l’enfant peuvent indiquer s’il est victime de violences sexuelles : des difficultés à marcher ou à s’asseoir, des douleurs, démangeaisons ou plaies des régions génitales, des discours à connotation sexuelle, de l’inhibition, du mutisme, des relations difficiles avec les autres enfants, de l’auto-accusation, de l’ennui ou des troubles de l’attention.
La maltraitance sexuelle, quelle que soit sa forme, peut avoir des conséquences graves sur la vie de l’enfant. La violence sexuelle peut provoquer chez l’enfant des symptômes traumatiques et un syndrome de stress post-traumatique qui peuvent perdurer jusqu’à l’âge adulte. Sur le plan psychologique, l’enfant peut ressentir de la culpabilité, de la peur et souffrir d’un manque de confiance et d’estime. Sur le long terme, il peut également être impacté durant toute sa vie : troubles du sommeil, anxiété, risques dépressifs, difficultés d’ordre domestique et sexuel, retard du langage et du développement, addiction, troubles du comportement alimentaire, automutilation, isolement et/ou repli sur soi, comportements à risque, développement de pathologies chroniques ou encore troubles du comportement sexuel.
Parmi les facteurs de risque pouvant favoriser l'occurrence de violences sexuelles, on relève chez les agresseurs un manque d’éducation, de la pauvreté et de forts besoins émotionnels. Le fait que l’agresseur soit extérieur à la famille augmente également les risques. Chez les victimes, les plus à risque sont les filles, les adolescents, certaines communautés ethniques, les enfants vivant dans des communautés dangereuses et dans des milieux moins éduqués, les garçons avec des problèmes d’externalisation et les enfants ayant déjà été victimes de violences sexuelles. En ce qui concerne la famille des victimes, les facteurs de risques sont la pauvreté, un statut professionnel des parents défavorisés, une famille monoparentale, une belle-famille, une relation parent-enfant faible et une insatisfaction des parents vis-à-vis de leur rôle ou de leur enfant.
Les antécédents d’adversité chez les agresseurs sexuels
Afin de comprendre ce qui cause les agressions sexuelles, des études ont été menées sur les agresseurs afin de davantage cerner leur psychologie et de voir s’ils avaient été eux-mêmes maltraités durant leur enfance.
Des études étiologiques et de classification ont identifié deux groupes d’agresseurs sexuels : les “regressed”, qui sont des agresseurs sexuels d’enfants de type incestueux et les “fixed” qui sont des agresseurs sexuels avec un historique important de délinquance sexuelle antérieure, remontant jusqu’à l’adolescence. Les “fixed” avaient souvent des antécédents de victimisation sexuelle dans leur enfance. Une étude portant spécifiquement sur les antécédents d’adversité chez les agresseurs sexuels a été menée auprès d’agresseurs sexuels (intrafamiliaux, extrafamiliaux et de victimes adultes), de délinquants non-sexuels et de non-délinquants. Cette étude montre que les délinquants, sexuels ou non, ont plus souvent été abusés physiquement et avaient une figure paternelle antipathique. Elle montre également que les pédophiles ont plus souvent été eux-mêmes abusés sexuellement. De plus, ce niveau d’abus sexuel est plus important chez les agresseurs sexuels d’enfants extrafamiliaux que chez les deux autres catégories d’agresseurs sexuels. Il semblerait donc que les agresseurs sexuels d’enfants aient plus souvent été maltraités, notamment sexuellement que le reste de la population.
Une autre étude a également montré que les délinquants sexuels qui avaient été abusés sexuellement présentaient des scores plus élevés de désengagement moral et de distorsion cognitive à l'égard des enfants par rapport aux délinquants sexuels n’ayant pas été abusés sexuellement. Le désengagement moral consiste à se convaincre de faire quelque chose que l’on sait inapproprié et la distorsion cognitive consiste en l’entretien d’émotions négatives dans le cerveau par une pensée erronée générée automatiquement. Le fait d’avoir été abusés sexuellement pourrait ainsi influencer les croyances et les attitudes des délinquants sexuels vis-à-vis des enfants et de la sexualité. Cette perception déformée les amènerait à se persuader que les enfants sont des objets sexuels et/ou que les relations sexuelles avec des enfants ne sont pas répréhensibles. Les actions déviantes de ces délinquants sexuels seraient donc notamment motivées par des représentations mentales atypiques et de fausses croyances, comme l’idée que les enfants/adolescents veulent avoir des relations sexuelles, ou que quelqu’un a le droit d’avoir des relations sexuelles lorsqu’il en ressent le besoin.
La maltraitance sexuelle durant l’enfance pourrait donc s’ajouter comme facteur de risque chez les agresseurs sexuels d’enfants. Le traumatisme de l’abus sexuel influençant les croyances, les représentations mentales et les comportements sexuels des agresseurs qui seraient plus facilement enclins à se persuader que leurs actes sont justifiés et/ou normaux. En outre, le fait d’avoir subi une maltraitance sexuelle durant l’enfance a induit des altérations cérébrales durables, qui peuvent aussi en partie expliquer le passage à l’acte des agresseurs lorsqu’ils sont d’anciennes victimes. Il est également important de distinguer la pédophilie (le fait d’avoir une préférence pour les relations sexuelles avec les enfants) de l’agression sexuelle: tous les pédophiles ne sont pas des agresseurs, et tous les agresseurs ne sont pas des pédophiles.
Détecter et prévenir la maltraitance sexuelle infantile
Afin de détecter et de prévenir autant que possible la maltraitance sexuelle, il est d’abord important de toujours garder cette possibilité en tête, aussi tabou qu’elle soit. L’envisager permet de repérer les signes, notamment pour les professionnels de santé. Il convient également de penser à cette possibilité en cas d’autres formes de maltraitance (physique, psychologique, négligence) ou de symptomatologie inexpliquée. La Haute autorité de santé (HAS) recommande un examen médical si une agression par pénétration a lieu dans les dernières 72 heures, pour vérifier s’il y a des blessures récentes et des signes physiques ou psychologiques sévères. Le médecin peut avoir recours à un examen psychique (syndrome psychotraumatique, trouble psychologique ou du comportement) et/ou physique (adapté à la situation, à l’enfant et à la pratique et l’expérience du médecin). L’absence de signes physiques n’exclut pas la possibilité d’une violence sexuelle. En cas de forte suspicion de violence sexuelle sur un enfant, il faut avant tout s’assurer de la protection de l’enfant, surtout s’il est en contact avec l’assaillant, et alerter les autorités compétentes, avec ou sans hospitalisation. Toute personne témoin ou soupçonnant une maltraitance sexuelle infantile doit le signaler. Le signalement peut être fait aux services d’urgence et auprès du procureur de la République (en France). Être attentif aux facteurs de risque et essayer de les limiter est aussi essentiel pour minimiser les occurrences de violences sexuelles. Par exemple, faire attention à l’abus d’alcool ou aux troubles psychologiques dans l’entourage de l’enfant. La prévention passe aussi par l’offre d’une aide extérieure. Par exemple, le Sexual Abuse Prevention Program, aux États-Unis, est un programme de prévention de la violence sexuelle à l’encontre des enfants qui vise à aider les personnes risquant de l’exercer et qui encourage les adultes à repérer les signes avant-coureurs. Cette aide prend la forme d’ateliers, de webinaires et d'articles et guides informant sur le sujet et les bonnes pratiques à adopter. Ce programme découle du Child Abuse Prevention and Treatment Act (1974) et le site web fut lancé en 2006. Un équivalent existe au Royaume-Uni via la National Society for the Prevention of Cruelty to Children, qui détaille en plus les particularités de législation selon les différentes nations constitutives du pays. Ces programmes informent également sur le signalement d’un cas d’abus sexuel d’enfant.
Les études sur les antécédents d’adversité chez les agresseurs sexuels d’enfants donnent également des pistes de prévention de la maltraitance sexuelle. Les chercheurs préconisent ainsi d’investir dans des protocoles d’intervention intégrés (rééducation, psychothérapeutique, psychosociale, etc.) — dans un cadre pénitentiaire ou de surveillance — visant à prévenir la récidive et des protocoles de traitement visant à soigner les traumatismes chez les délinquants sexuels. Ils recommandent aussi un suivi plus important du parcours des délinquants sexuels, à la fois intra-muros mais aussi en cas de mesures alternatives à la prison. Pour cela, il convient de former le personnel pénitentiaire et les opérateurs, d’encourager une perspective de non-jugement et de favoriser une coopération interprofessionnelle entre les opérateurs dans les domaines socio-sanitaire, juridique et pénitentiaire. Les études soulignent aussi que les antécédents d’abus sexuels “gagneraient davantage à être conceptualisés comme un facteur de vulnérabilité qui augmente le risque de reproduire l’abus sexuel à l’âge adulte”.
Pour l’abus sexuel comme pour toute maltraitance, l’anticipation des risques et la compréhension des origines de la violence sont essentielles. L’apport de la recherche pour cerner le profil et les antécédents des agresseurs sexuels d’enfants permet ainsi de mettre en évidence le cercle vicieux que peut générer la maltraitance et de proposer de nouvelles pistes de prévention.
Gauthier Pichevin